La mémoire d’un homme peut être un guide précieux. Particulièrement quand il faut avancer sur les terres embrumées d’une Histoire nationale encore en cours d’écriture. Toute personne qui a eu l’occasion de s’asseoir dans le salon d’Ibrahima Sampiring Diallo à Labé et de l’écouter a pu le mesurer. Les mille anecdotes et petits détails qu’il a gardés en tête restituent des ambiances, font surgir des visages. Des époques revivent avec une précision remarquable. C’est ce qui donne à ses mémoires, désormais couchées sur le papier, un intérêt tout particulier.
On le mesure très vite dans l’ouvrage : son récit du 14 juillet 1956 est un témoignage d’une rare précision sur les rapports coloniaux et la façon dont la République française se mettait en scène dans sa colonie guinéenne au moment des célébrations de la fête nationale, deux ans avant l’indépendance. On ne peut qu’être frappé, six décennies plus tard, par le paternalisme qui se manifeste lors de la tournée effectuée ce jour-là par les élèves guinéens dans le « quartier des blancs » de Labé.
Ces mémoires nous offrent un récit personnel, depuis les localités de l’intérieur du pays, de plusieurs moments essentiels de l’histoire de la Guinée, comme la campagne du NON et le vote du 28 septembre 1958… ou encore le « complot des enseignants » de 1961 qui fut à l’origine de heurts à Labé. On voit comment la Loi-Cadre du 8 novembre 1964 a accentué l’exode des Guinéens dans les pays voisins. On partage l’émotion des habitants de Labé le jour où la mort de Sékou Touré a été annoncée. On constate comment la grande ville du Fouta a réagi à la prise de pouvoir de Lansana Conté en 1984 et au coup d’Etat de Diarra Traoré en 1985.
« Canicule du pouvoir » s’ouvre sur l’évocation de la période coloniale et se referme sur des souvenirs de la vie politique locale pendant les années Conté. La Première République (1958-1984) occupe la place centrale du récit.
Le quotidien de cette époque transparaît au fil des pages. On voit le jeune enseignant tenter d’utiliser, en 1968, une « réquisition de transport » pour traverser le pays de Macenta à Conakry. Plus loin, on découvre comment, faute d’autorisation, il doit recourir à un passeur pour aller voir de manière clandestine sa famille au Sénégal, à Tambacounda. On prend place avec lui dans une file d’attente, un jour de mai 1975, dans l’espoir (finalement déçu) de pouvoir obtenir un morceau de viande pour pouvoir fêter l’anniversaire du Parti Démocratique de Guinée (PDG).
On saisit d’ailleurs, au travers de ces mémoires, l’importance du dispositif de surveillance mis en place par le Parti-État sous la Première République. Cette surveillance se ressent notamment dans un moment du récit très intimiste, quand l’auteur décrit son idylle avec une religieuse suisse à Macenta. Le PDG, informé, fera tout pour mettre fin à la liaison. En pointillé du récit d’Ibrahima Sampiring Diallo, on sent la nécessité quasi-permanente, sous la Première République, de prouver sa conformité à la ligne de la Révolution. Le récit de la comparution de Sampiring devant le Pouvoir Révolutionnaire Local (PRL) de son quartier, à Labé, pour expliquer les raisons de son absence aux réunions hebdomadaires en est une belle évocation. Le titre même de cet ouvrage – Canicule du pouvoir – rend bien compte de la pesanteur du climat politique instauré par le parti-Etat : arrestations, comparutions devant les hommes en uniforme, crainte d’être malmené… La peur affleure à plusieurs reprises dans les pages de ces mémoires. La peur et, en miroir, de nombreux gestes discrets de compassion ou de solidarité, y compris d’inconnus.
Le Parti-État a aussi produit des notables convaincus de leur toute-puissance. On croise dans ce récit Ismaël Touré, le demi-frère du président Sékou Touré, mais aussi Emile Cissé, une figure complexe et méconnue de la Première République. Au moment des faits rapportés par Ibrahima Sampiring Diallo, Emile Cissé est déjà auteur de roman et de théâtre, président de l’Éducation Révolutionnaire Locale. Il joue déjà un jeu trouble dans le premier cercle du pouvoir. « Un manipulateur dangereusement subtil » nous raconte Sampiring.
La canicule politique ne s’arrête pas avec la fin de la première République. Ce livre de mémoires le montre clairement. Dans la troisième partie de son ouvrage, Sampiring nous fait discrètement entrer dans l’histoire de la démocratisation guinéenne, avec ses jeunes partis politiques, ses manœuvres et ses rapports de force.
Les fâcheux diront, une fois de plus, que ce récit est partiel, que c’est un simple point de vue. Ils auront raison et tort. Vu l’état des archives de la Guinée, les anciens qui consignent leurs souvenirs font un formidable présent aux générations futures. Ceux qui contesteront tel ou tel souvenir d’Ibrahima Sampiring Diallo devraient à leur tour prendre la plume pour consigner leur version des faits. C’est ce croisement des regards qui pourra conduire à un récit historique véritablement polyphonique.
Un dernier mot enfin : ce travail est l’œuvre conjointe d’un père et de son fils. Le texte qui suit est né de leurs échanges. Et c’est à ces deux hommes qu’il faut rendre hommage pour avoir accompli ce devoir de mémoire. Pour avoir accepté, à leur tour, de braver les critiques et de travailler à faire reculer le silence.
Laurent Correau
Rédacteur en chef Afrique à Radio France Internationale