L’année 2020, au calendrier électoral chargé, a posé de réels défis pour la démocratie et l’État de droit en Afrique sub-saharienne. Ces défis ont été souvent aggravés par la gestion de la pandémie du COVID-19 [1]. En Côte d’Ivoire, en Guinée et en Tanzanie, où la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et ses organisations membres [2] ont suivi de près la situation, les élections générales de 2020 ont été émaillées d’incidents, y compris de violations des droits humains avant, pendant et après la tenue des élections, nuisant à la crédibilité des résultats et au processus électoral dans son ensemble. La FIDH et ses organisations membres dans ces pays condamnent ces violences et s’insurgent face au recul de la démocratie sur l’ensemble du continent.
La FIDH et ses organisations membres en Côte d’Ivoire, Guinée et Tanzanie condamnent les atteintes au processus électoral et les violences survenues et en cours dans ces trois pays. Elles déplorent l’absence d’un environnement propice à la tenue d’élections crédibles et apaisées, et la répression qui continue à l’encontre des voix contestataires. Nos organisations :
rappellent aux autorités ivoiriennes, guinéennes et tanzaniennes leurs obligations, notamment la garantie et le respect des droits fondamentaux des citoyens ;
leur demandent d’ouvrir des enquêtes sur les violations des droits humains commises dans le cadre électoral et de traduire en justice les responsables de ces actes ;
alertent la communauté internationale sur les risques de détérioration des contextes politiques et sécuritaires post-électoraux en Côte d’Ivoire, en Guinée et en Tanzanie ;
exhortent la communauté internationale à faire pression sur les autorités de ces États afin qu’elles respectent l’État de droit, mettent fin aux violations des droits humains et s’engagent dans des processus pacifiques de résolution des crises politiques en cours ;
invitent la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples à rester saisie de la question de la crédibilité et du bon déroulement des processus électoraux sur le continent afin d’endiguer la tendance au rétrécissement de l’espace démocratique et à l’érosion de l’État de droit en Afrique ;
appellent la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples à enjoindre aux États où des scrutins sont prévus dans les mois qui viennent, comme la République centrafricaine, le Niger, l’Ouganda et le Tchad, au respect de l’État de droit, de la démocratie et des droits humains.
Contexte
Alpha Condé, au pouvoir en Guinée depuis 2010, a été réélu à un troisième mandat lors de l’élection présidentielle du 18 octobre 2020, dans des conditions contestées et un contexte entaché par des violences. Ce troisième mandat a été rendu possible par une modification de la Constitution votée en mars 2020. Le 6 avril 2020, le Barreau de Guinée a constaté des divergences entre la Constitution promulguée et celle approuvée lors du scrutin en mars, et a dénoncé l’atteinte à l’État de droit en Guinée. La nouvelle Constitution permet en effet au président Condé de rester au pouvoir au moins douze années de plus. A l’occasion du double scrutin en mars, [3] des observateurs internationaux (dont ceux de l’Organisation internationale de la francophonie) ont constaté des irrégularités majeures dans le fichier électoral [4], qui les ont amenés à ne pas reconduire leur mission d’observation lors de l’élection présidentielle d’octobre. Selon les informations reçues par nos organisations, ces irrégularités signalées par des observateurs internationaux n’ont pas été rectifiées en amont du vote d’octobre.
Les partis de l’opposition, regroupés sous la bannière du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), ont largement boycotté les deux scrutins, déplorant des manœuvres illégales visant à permettre au président de briguer un troisième mandat. Boycotts et manifestations ont été violemment réprimés par les forces de l’ordre. Nous avons également constaté une escalade dans l’acharnement à l’encontre des défenseur.e.s et des opposant.e.s politiques dans toutes les régions, comme en témoignent les cas d’Oumar Sylla [5] – libéré et puis de nouveau arrêté le 29 septembre – et de Saikou Yaya Diallo. Malgré deux décisions judiciaires ordonnant sa libération, M. Diallo a été maintenu en détention puis condamné à un an de prison le 16 novembre, alors que selon ses avocats aucune preuve de sa culpabilité n’a été presentée. [6] Suite aux résultats provisoires donnant au président sortant près de 60% des voix le 24 octobre 2020, les partis de l’opposition ont déposé un recours auprès de la Cour constitutionnelle le 1er novembre. Leurs demandes ont été rejetées et Alpha Condé proclamé gagnant dès le premier tour, le 7 novembre.
En Tanzanie, les élections nationales d’octobre 2020 ont confirmé la tendance autoritaire que le pays connaît depuis 2015, lorsque John Pombe Magufuli a été élu pour la première fois à la tête de l’État. L’initiative régionale d’observation des élections en Tanzanie (Tanzania Election Watch – TEW) [7], créée suite à de nombreux refus d’accréditation d’observation électorale au niveau national, a documenté plusieurs atteintes au processus électoral, mettant en cause le caractère démocratique du scrutin. Dans un contexte de fortes restrictions de l’espace démocratique, qui se sont aggravées à l’approche du vote et durant les élections, TEW a noté des arrestations arbitraires, notamment d’opposants politiques du Parti pour la démocratie et le progrès (Chama cha Demokrasia na Maendeleo – CHADEMA) et de l’Alliance pour le changement et la démocratie (Alliance for Change and Transparency/ACT – Wazalendo), des allégations d’assassinats, d’actes de torture et de violences perpétrés par les forces de l’ordre, usant de manière disproportionnée de la force à l’encontre de civils, et des cas d’irrégularités et de fraudes lors du vote. La victoire annoncée des candidats du parti au pouvoir (le Chama Cha Mapinduzi – CCM ou Parti de la Révolution) aux élections présidentielles a provoqué une forte mobilisation de la société civile, privée de moyens légaux pour contester le processus électoral, et a plongé le pays dans une crise post-électorale, où répression et violence se poursuivent. TEW et nos organisations s’inquiètent particulièrement de l’arrestation et de la détention continue de chefs de l’opposition et de leur inculpation pour crimes économiques, une arme déjà utilisée en période pré-électorale pour taire toute contestation. Des membres de l’opposition et de la société civile ont également fui le pays depuis les élections, craignant pour leur vie et leur sécurité. [8]
En Côte d’Ivoire, le président Alassane Ouattara a initialement indiqué qu’il respecterait la limite des mandats et le principe d’alternance démocratique. Cependant, suite au décès de son successeur désigné, Amadou Gon Coulibaly, il s’est finalement représenté à l’élection présidentielle de 2020. Cette volte-face a cependant plongé le pays dans une crise politique semblable à celle de 2010, lorsque la compétition pour la présidence avait provoqué une guerre civile : au moins 3000 Ivoiriens avaient alors trouvé la mort en 2010 et 2011. La validation de la candidature du président sortant, l’appel de l’opposition à la désobéissance civile, l’utilisation de civils pour assurer le maintien de l’ordre dans les bureaux de vote ainsi que les résultats officiels déclarant, le 3 novembre 2020, le président sortant vainqueur des élections ont exacerbé les tensions, culminant avec l’instauration par l’opposition d’un Conseil national de transition. La répression brutale des manifestations par les forces de l’ordre, les barrages de certains grands axes routiers et les affrontements inter-communautaires et entre les partisans des candidats font craindre une explosion de la violence semblable à celle de 2010. La situation reste précaire. Le dialogue entamé entre le président Ouattara et l’opposant Henri Konan Bédié a été suspendu le 20 novembre par l’opposition, en raison de la détention continue d’importants représentants de l’opposition.
En Guinée, en Tanzanie, en Côte d’Ivoire et ailleurs sur le continent africain, les modifications de la Constitution, l’instrumentalisation du système judiciaire à l’encontre des opposants et des défenseur-es des droits humains, les arrestations arbitraires et les détentions illégales, les violentes répressions des manifestations et les coupures des moyens de communication constituent autant d’ingrédients du maintien de régimes autoritaires. Ils bénéficient parfois de l’assentiment d’institutions internationales préférant la « stabilité » d’un pays au détriment de la crédibilité du processus électoral. [9]
Ces crises électorales fragilisent l’exercice des libertés fondamentales et le respect des droits humains, ainsi que la paix et l’unité nationale. La tenue d’élections transparentes, libres et équitables organisées par des institutions indépendantes est l’un des fondements de tout État de droit. Les principes de telles élections sont consacrés dans plusieurs textes internationaux et régionaux africains, signés et ratifiés par la Guinée, la Tanzanie et la Côte d’Ivoire, comme la Charte [de l’Union] africaine sur la démocratie, les élections et la gouvernance.
Le calendrier électoral africain des prochains mois reste chargé, et les situations post-électorales en Guinée, Tanzanie et Côte d’Ivoire n’incitent pas à l’optimisme. En Éthiopie, le report sine die, en raison de la pandémie de Covid-19, des élections prévues en août 2020, est l’une des causes de la guerre civile qui s’est déclenchée début novembre. [10] Au Burkina Faso, où les élections du 22 novembre ont constitué le second scrutin démocratique depuis la chute de Blaise Compaoré, au pouvoir de 1987 à 2014, des bureaux de vote n’ont pu ouvrir en raison de la pression de groupes armés. En décembre 2020, les scrutins prévus en République centrafricaine, dans un contexte de conflit armé, et au Niger, dans un contexte de compétition pour la succession du président Mahamadou Issoufou (qui a respecté la limite constitutionnelle de deux mandats), pourraient être entachés de violences. D’autres scrutins sont prévus en 2021 dans des pays où les élections et changements de la Constitution ont été instrumentalisés au profit de records de longévité présidentielle : Yoweri Museveni, au pouvoir en Ouganda depuis 1986, et Idriss Déby, président du Tchad depuis 1990, seront candidats à leur succession, en janvier et en avril respectivement.